Vu(e) d'ailleurs [8] : "Roulés dans la farine", l'inflation des marchés mondiaux de matières premières, vue d'Egypte
La France n'est pas le seul pays dans lequel la hausse des prix des produits de base ébranle l'opinion publique et les titres des journaux. Petit détour de l'autre côté de la Méditerranée, en Egypte, grâce à Elsa, où la pénurie de pain a déjà entraîné la mort de quinze personnes. Goutte de trop ou élément de fond ? La grogne pourrait bien prendre de l'ampleur. Ce sera l'occasion d'y revenir, après les manifestations de dimanche.
5 piastres la galette de pain au prix subventionné. Avec un euro fort, on ne peut même pas convertir. Disons que 20 galettes valent environ 0,10€, autant dire un prix véritablement dérisoire pour un regard européen, même celui d'un Européen vivant en Egypte. Pourtant, on recense actuellement 15 morts en Egypte, suite à des émeutes devant les boulangeries, conséquence de la situation actuelle de pénurie.
En Egypte, le pain subventionné, beaucoup moins cher mais de piètre qualité, était traditionnellement consommé par les couches les plus populaires de la société, dans un pays où environ 20% de la population vit avec moins d'un dollar par jour (... et 40% avec moins de deux dollars). Le système coûte cher, mais c'est la solution adoptée par le régime pour nourrir 80 millions d'habitants concentrés sur un territoire pas plus grand que la Belgique. Ainsi, le régime d'Hosni Mubarak reste une dictature policière, un temple de la corruption, une bombe à retardement qui catalyse tous les mécontentements, et un obstacle majeur au développement économique et social du peuple... mais, même mal nourrie, la population ne meurt pas de faim.
L'inflation récente sur les produits de base - notamment l'huile et le riz, qui constituent la base de la cuisine égyptienne - entraîne une plus grande consommation de pain par effet de compensation, et les boulangeries subventionnées attirent aujourd'hui jusqu'aux classes moyennes. Jusqu'à récemment, celles-ci préféraient acheter du pain non subventionné, de bien meilleure qualité, disponible dans la rue pour 25 piastres la galette, soit cinq fois plus cher, et qui coûtait encore 10 piastres il y a environ un an.
La situation est telle que le président Mubarak vient d'ordonner... à l'armée de faire du pain. Cette décision ne manque pas, bien entendu, de faire sourire l'opposition. "There is something wrong when the Central Security forces, which used to beat us, now provides us with bread" (député Al-Sadat, neveu du président Sadate issu du parti libéral Al-Ahrar, DailyStar Egypt). Pour contrer le marché noir, accusé par le gouvernement d'être la principale cause de la crise, celui-ci propose surtout de séparer la production de la distribution, afin de faciliter les contrôles et éviter la corruption des boulangers. Ces mesures restent illusoires, et ne s'attaquent pas du tout au véritable problème, celui de l'inflation générale dans un pays où les salaires trop faibles et gelés font du backshish une source de revenu normale et quasi-institutionnalisée et ne permettent pas à l'ensemble de la population de subvenir à tous ses besoins malgré une croissance forte et régulière.
Et c'est ainsi que, chaque matin depuis quelques semaines, on assiste à un spectacle bien étrange devant les boulangeries. "Pas plus de 20 galettes de pain par personne", crie le boulanger. Pour une famille de 4 enfants, cela représente seulement trois galettes de pains par jour. Du coup, les femmes viennent souvent avec leurs enfants, pour obtenir une plus grande quantité. Il est très rare que tous les consommateurs de la queue soient satisfaits. Les journaux cairotes relatent donc des drames, d'accidents suite à des mouvements de foule en vengeances entre familles. La situation n'est pas complètement inédite. On se souvient des 18 et 19 janvier 1977, où l'Egypte avait connu de violentes émeutes, suite à la décision de Sadate d'augmenter les prix de certains produits de base.
Evidemment, le souvenir de ces évènements ne manque pas de rejaillir dans les colonnes de la presse. Faut-il s'attendre à un mouvement de grande ampleur, susceptible de faire trembler le régime ? Rien n'est moins sûr. Certes, la situation du pain cache de nombreux autres mécontentements, et la grogne monte dans toutes les classes. Ainsi, les professeurs d'université et les médecins sont déjà en grève actuellement. On annonce dimanche prochain (6 avril), une grande grève générale, où chacun est appelé à rester chez soi (le dimanche n'étant pas chômé en Egypte) et à ne pas travailler, en guise de protestation. Des rumeurs annoncent que "ça va cogner", d'autres restent sceptiques quant à l'ampleur du mouvement à espérer. La journée de dimanche et son issue seront certainement un bon indicateur du baromètre social égyptien. On peut certainement y voir l'occasion attendue depuis longtemps de tester la foule, sa grogne et sa capacité de soulèvement, dans un pays où les journaux sont largement soumis à la censure et les journalistes indépendants régulièrement embêtés par la justice. Le mouvement intervient juste avant les élections municipales, et la journée de dimanche jouera également le rôle de test pour tous les partis d'opposition, des libéraux aux islamistes radicaux.