Dialogue avec Lionel Jospin (2/4)

Publié le par Section socialiste de Sciences-Po

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Deuxième volet de la rencontre du jeudi 18 mars avec Lionel Jospin, correspondant à la période 1981-1997. Bonne lecture.

Q5 de Rémi : Quel regard portez-vous sur les mutations fondamentales pour le PS à partir du moment où il a été le parti du pouvoir par rapport au tournant de la rigueur en 1983 et l’émergence de la gauche caviar ?

 

Je n’emploierai pas le mot de « gauche caviar ». C’est un terme surtout journalistique et politique. J’ai été de fois député, en Haute Garonne, donc c’est plutôt la « gauche cassoulet ». 

Quand la gauche est confrontée au gouvernement, en 1981, il y avait des radicaux de gauche, des communistes et des socialistes au gouvernement. Cette gauche au pouvoir avec Pierre Mauroy comme premier ministre ne pouvait pas mener une autre politique que celle qui a été conduite, en recherchant l’équilibre par la croissance, et des nationalisations. Sinon elle aurait tourné le dos à ses engagements, en rupture profonde avec les opinions de gauche. Il y avait eu un débat antérieur sur le degré de réalisme du programme socialiste, notamment dans sa façon d’aborder les questions économiques. Michel Rocard avait estimé qu’il fallait procéder à des prises de capital public majoritaire et non à des nationalisations. Ce n’était pas l’esprit de l’époque. Cette discussion sur le degré de réalisme a eu lieu, elle a été tranchée dans notre sens au détriment de Michel Rocard. Les  divergences portaient aussi sur la stratégie. La polémique engagée contre nous par le PC avait fait penser à Rocard qu’il nous fallait prendre nos distances avec le PC et se rapprocher du centre.  Au congrès de 1979, notre programme était audacieux, il a fallu trancher sur la stratégie et sur la question du leader pour 1981. Nous ne pouvions pas mener une autre politique que celle menée, elle aurait été plus efficace si notre appareil productif, notamment dans des secteurs touchés, avaient été plus modernes et aussi, si nous nous n’étions pas trouvés à contre-courant de la politique économique libérale qui commençait à devenir dominante en Europe avec Thatcher.  Nous pouvions réussir dans le monde occidental, ça n’a pas été le cas ; dès 1983  il a fallu changer, pour contrer la dette et le franc, menacés par 2 dévaluations. Il a fallu ajuster, on était obligé de prendre ce tournant de la rigueur en 1982. Ce tournant nous a coupés d’une partie de notre électorat d’où la défaite en 1986, mais si nous n’avions pas opéré ce tournant qui a aussi été stabilisateur, nous risquions une débâcle économique et financière. Finalement, cette coupure ne nous a pas condamnés puisque nous avons gagné en 1988. La gauche au gouvernement doit assumer ses responsabilités, mais elle ne doit pas tourner le dos à ses engagements. J’avais en tête ce problème du tournant après 1997, je me suis efforcé de conduire le programme économique de façon plus continue, de sorte qu’il n’y ait pas besoin d’un tournant. Nous avons pu tenir ce programme pendant 5 ans avec Dominique Strauss Kahn puis Fabius. Nous avons essayé de faire mûrir notre programme et de suivre une ligne moyenne qui établit un équilibre entre les nécessités de la réalité économique et nos aspirations. Ces problèmes, les socialistes les ont encore devant eux. Dans un contexte idéologique qui  a changé, il faut en tirer les leçons.

 

Q6 de Thomas : au printemps 1997 après plusieurs mois de contestation sociale, la gauche s’imagine ne pas être prête. Et pourtant, la gauche l’emporte au 2nd tour des législatives. Comment abordez-vous ces 2 années entre une défaite honorable en 1995 et une belle victoire en 1997 ? Quelles ont été les stratégies ?

 

Je suis écarté du gouvernement en 1992 en tant qu’ « éléphant ». Pendant la période de 1993 après l’échec très sévère de la gauche (57 députés), - je suis battu dans ma circonscription - je reste au PS mais je n’ai plus de responsabilité. Sur la proposition de Michel Rocard, j’accepte de travailler sur les assises de la transformation sociale, effort intellectuel et politique qui a été conduit sous ma responsabilité, il a consisté à reprendre des contacts de discussion avec des groupes de gauche à l’extérieur du PS, avec le PC, avec les Verts. J’accepte cette mission mais je n’ai plus de responsabilité. En 1995 on s’attend tout à ce que Delors soit 1er secrétaire en l’appelant sur une ligne bien à gauche, lui dont l’orientation est plus centriste. Delors ne se présente pas à la présidentielle, il n’y a pas de personnalité, Emmanuelli s’y prépare. Moi, je pense que compte tenu du rôle que j’ai eu dans la direction du PS puis à sa tête de 1981 à 1988, des leçons que j’ai tirées, je peux avoir la capacité de relever le défi. Je bats Emmanuelli aux élections internes et je suis le candidat. La victoire est impossible en 1995, les français n’étaient pas prêts après 14 ans de Mitterrand à réélire une personnalité socialiste.  Mais la façon dont nous menons campagne est cohérente. J’ai à être présent au 2e tour alors que tous les observateurs prédisent un 2e tour sans PS. En 1995 il y a un dispositif, il y a 3 courants historiques ayant un rôle pour la gauche : le courant socialiste, républicain et radical, un candidat écologique, et un communiste. Je reviens à la tête du parti, on travaille sur le fond, sur la politique internationale, européenne, sur des mesures pour faire face à des problèmes nouveaux. On élabore dans tous les domaines des réflexions, une plate-forme, un programme. On élabore une stratégie, de la gauche plurielle,  on rassemble les différentes forces de gauche. Au moment où la dissolution intervient, nous sommes prêts, cette dissolution est faite pour nous surprendre, or, en fait, elle les surprend. Nous étions prêts.

 

Q7 : Après votre défaite de 1995, quelle est votre relation avec Jacques Chirac ? Il agace : il vous bat une première fois, mais se tourne les pouces en capitalisant sur ses succès, en capitalisant sur ces défaites. N’y-a-t-il pas, même, un peu de mépris sur cette relation de 10 ans ?

 

Je ne parle pas de mépris. Sur les élections présidentielles de Jacques Chirac : il a toujours fait moins de 20% des voix au premier tour (ce qui n’est pas le cas de De Gaulle, Mitterrand ou même Giscard) alors que j’ai fait plus, dans un contexte où il y a trois candidats à gauche.  En règle générale, les leçons du 21 avril, sur la division de la gauche ont été tirées. La droite aujourd’hui a tellement insisté sur l’unité qu’elle devient uniformité : d’où un résultat historiquement bas pour une formation hégémonique (au premier tour des régionales de mars 2010).  La stratégie de la gauche a au contraire réussi. Il aurait donc été possible de gagner en 2002. Nos relations ont suffisamment été cordiales pour que l’on boive des bières lors des sommets européens, et ont pu être dures dans certaines conséquences quand j’estimais qu’il ne se tenait pas comme un homme d’Etat (attaque du gouvernement sur la vache folle,  prolongation des fonctions Yves Bertrand). Lors des évènements en Côte d’Ivoire, le Président a été renversé par un gouvernement populaire : Jacques Chirac voulait envoyer la gendarmerie française pour le rétablir, je refuse cela. Mais, je n’ai pas ressenti la période de la cohabitation comme difficile : d’un côté vous êtes émancipé du Président dans le champ de la politique intérieure et parfois de la politique européenne tant que vous avez la majorité (ce qui n’est pas du tout le cas dans le cas lorsque le Président et le Premier Ministre sont du même camp), surtout ici pendant 5 ans, mais d’un autre côté il y a des choses à partager (nominations des préfets, hauts fonctionnaires, diplomates… ; politiques étrangère et européenne). Le risque d’une cohabitation longue, c’est de diluer les responsabilités en créant de la confusion. Cela a pu jouer en 2002.  

 

Q8 : Le fait que la gauche n’ait jamais été reconduite aux responsabilités dans la Vème n’est-il, à chaque fois que le fait d’une conjoncture ?

 

Je ne vois pas la loi qui établirait que cela n’est pas possible. Je continue à penser que 2002 aurait très bien pu déboucher sur un succès. J’aurai pu ne pas décider de l’inversion du calendrier. Cela me paraissait logique : si un Président de la République est élu dans la circonscription France, vu son rôle il est normal que cela ait lieu avant l’élection de chaque député, ou alors il faut revenir à un Président élu par un Congrès, etc.  Certains ont pu dire que sans l’inversion du calendrier, l’histoire aurait été différente : à mon avis, les chances étaient à peu près les mêmes. Si le calendrier n’avait pas du tout été changé par contre, peut-être que les forces de gauche, ayant besoin du PS pour avoir des élus, auraient plus été incitées à s’unir.  A mon avis, il y a une chance en 2012 si la gauche sait être rationnelle.

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