Les socialistes et le marché : au-delà du prêt-à-penser - conférence de la rénovation [1]
Le marché : une évidence !
Pour Michel Sapin, si la question de la relation avec le marché se pose, c’est avant tout, comme le montrent les études réalisées à ce sujet, car les Français ont une forte attente envers l’Etat. Dans le même temps, les Français sont parmi les plus réticents au monde envers le marché, même si les tendances profondes actuelles montrent par exemple que les Américains sont de plus en plus hostiles à la mondialisation (60% pensent qu’elle aurait des effets majoritairement néfastes) alors qu’ils y étaient très favorables.
Les socialistes français quant à eux abandonnent l’idée du communisme au début du XXème siècle, dès le Congrès du Tours en 1920, leur réflexion pratique sur la production est en réalité assez récente et l’évidence de l’existence du marché cause encore de nombreuses réticences.
Pourtant, pour les socialistes, l’existence du marché fait l’objet d’un large consensus, contrairement aux idées reçues propagées par l’idéologie conservatrice confondant socialisme et planification totale. Mais si le marché est une évidence, ce qui est moins évident, c’est de savoir jusqu’où il se déploie et comment on le régule.
D’ailleurs, comme le souligne Liêm Huang Ngoc, même les économistes les plus libéraux n’assimilent plus depuis longtemps l’économie de marché à la concurrence pure et parfaite. Les entreprises elles-mêmes, dont on dit avec raison qu’elles sont le moteur de la croissance, sont au sein du marché des « ilots de planification », comme les définissait l’économiste Ronald Coase dès 1938. Le modèle anglo-saxon actuel propose d’ailleurs certainement les économies les plus planifiées du monde.
Finalement, marché et planification ne sont que des instruments d’allocation des ressources, qui ne préjugent en rien des objectifs poursuivis. La réelle question n’est pas celle d’un choix idéologique et déconnecté de la réalité économique. Nous devons nous concentrer sur l’identification du bon instrument pour chaque politique. Les socialistes soutiennent l’utilisation du marché et de la planification.
Il ne faut pas oublier les caractéristiques nouvelles du marché et notamment la financiarisation qui est la caractéristique du 4ème âge du capitalisme. Qu’il s’agisse de biens ou de services, tout peut être converti en titres. Cela complexifie nécessairement les instruments de régulation mais ne les rend pas du tout impossibles. Michel Sapin, ancien Ministre de l’Economie et des Finances, évoque à ce sujet les négociations qui ont conduit à la convention de Bâle I, adoptée en 1989 et dont l’objectif était de réguler profondément les marchés bancaires en mettant en place le fameux ratio Cooke (ratio minimal de fonds propres par rapport à l'ensemble des crédits accordés par le système bancaire). L’action est donc possible, mais avec résolution et sans naïveté. L’Europe doit être l’outil de cette nouvelle régulation.
Pour caractériser ce phénomène, Liem Huang Nghoc préfère lui évoquer le « capitalisme actionnarial » dont la principale caractéristique est l’exacerbation de la séparation entre propriétaire et gestionnaire de l’entreprise. Ce ne sont plus les managers, censés être les parfois conciliateurs des intérêts des actionnaires et des gestionnaires, qui ont le pouvoir. Ce sont les actionnaires. On est ainsi retournés aux véritables « rentiers » tels que définis par Smith et Ricardo. Le libéralisme, le vrai, est donc loin d’avoir gagné. Aujourd’hui, les objectifs de 15% de rentabilité exigés notamment par les hedge funds et les fonds de pension sont le seul objectif poursuivi, quand bien même ils sont contradictoires avec les choix planétaires qu’il faudrait faire et qu’ils viennent rapidement se confronter à l’économie réelle en générant des phénomènes de bulles.
Quand freiner le marché permet d’accélérer la croissance…
En effet, la vision néolibérale d’un marché toujours optimal et bienfaiteur est une fiction. Pour les socialistes, le marché ne peut pas concerner tous les biens pour deux raisons : il est inégalitaire et il ne voit pas à long terme. C’est sa myopie qui l’empêche de permettre une réelle activité de recherche fondamentale. C’est son caractère inégalitaire qui l’empêche d’assurer l’éducation de tous. Alors même que tout le monde s’accorde à désigner ces deux éléments comme les ressorts de la croissance qui nous fait tant défaut en France.
C’est pourquoi, pour les socialistes, il ne peut pas y avoir de marché sans régulation de la part des acteurs publics. Là où la droite nous présente une antinomie entre le marché d’un côté, l’Etat et les collectivités locales de l’autre, nous affirmons que l’existence d’un couple marché-puissance publique est nécessaire pour faire fonctionner correctement notre économie et notre société.
Evoluer dans la mondialisation
Notre économie et notre société sont aujourd’hui mondialisées. Cette mondialisation, nous ne sommes pas face à elle, mais bien dedans. C’est pourquoi il nous appartient de contribuer à créer des instruments de régulation des effets néfastes du marché mondialisé, comme la financiarisation croissante de l’économie. Cette tâche, nous le savons, n’est pas sans difficulté ni sans risque de conflit. Mais elle s’avère plus urgente que jamais.
C’est de cette manière que nous pourrons ramener la croissance et la justice dans les relations de travail. C’est ainsi que nous pourrons lutter contre la poursuite des seuls intérêts des actionnaires et orienter l’économie vers une croissance accrue et équitable.
Cela passera aussi par le fait d’assumer une politique industrielle authentique, qui réaffirme la logique économique des monopoles naturels telle que définie par Marcel Boiteux. Les domaines de l’eau et de l’énergie par exemple doivent rester sous contrôle public, dans la mesure où la détention privée du capital conduit indiscutablement à un transfert de la rente du public vers le privé, alors que ces phénomènes sont inévitables dans de telles industries de réseau.
C’est enfin à l’Etat d’inciter à l’innovation, essentielle dans la compétition internationale. Une entreprise seule n’a aucun intérêt à investir dans la recherche-développement dans la mesure où les autres vont en profiter. C’est donc à l’Etat de prendre ses responsabilités en protégeant les innovations (respect des brevets) mais aussi en initiant une recherche fondamentale qui infuse la recherche appliquée. Enfin, cette innovation doit tenir compte des logiques de la mondialisation et les pays « développés » doivent tenir compte du fait que l’innovation doit être la plus transférable possible vers les pays du Sud, afin de ne pas créer cette mondialisation profondément inégalitaire qui se retournera tôt ou tard contre les « monopoleurs ».
Une croissance et un développement durables
Enfin, cette croissance que nous souhaitons ne saurait être durable si nous n’adaptons pas notre mode de développement à notre environnement. Pour Pierre-Alain Muet, le modèle de croissance que nous avons développé depuis la Révolution Industrielle va « droit dans le mur ». Comme le résumait parfaitement bien Antoine de Saint-Exupéry, la maxime qui doit conduire notre conception du développement durable est la suivante : « nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous empruntons celle de nos parents ».
De manière générale, il faut arrêter de considérer que le facteur rare est le facteur travail. La tendance historique, sans cesse reniée par la droite, est celle de la réduction du temps de travail et d’une hausse concomitante de la productivité, notamment grâce au progrès technique. En 40 ans, la productivité en une heure de travail a ainsi été multipliée par 20. Le facteur vraiment rare aujourd’hui est l’environnement. L’ancien président du Conseil d’Analyse Economique souligne que le prix actuel des biens ne prend pas en compte les coûts environnementaux de la production. D’où la nécessité d’une véritable taxe écologique, construite sur la base de la Taxe Générale sur les Activités Polluantes (TGAP) instituée par le gouvernement de Lionel Jospin. Non seulement cette véritable révolution est hautement souhaitable mais elle est possible. Comme le souligne le rapport Stern, 1% du PIB mondial jusqu’à horizon 2025 permettra d’inverser les choses (réduction par 4 des émissions de GES). Cette régulation doit par ailleurs être multi-acteurs, elle doit aussi bien inclure les organisations internationales, les Etats que les collectivités territoriales qui en la matière seront plus efficaces et pourront créer des effets d’émulation.
Liem Huang Ngoc précise les choses en rappelant que le socialisme ne peut appeler décemment à la décroissance : « ce n’est pas parce qu’un salarié alcoolique dépense mal son salaire que vous allez lui retirer son salaire ». La diminution par 4 des émissions de GES ne peut se faire que par l’innovation, que par le progrès technique, ce qui nécessite un vrai surplus de croissance. On ne fera pas le socialisme, le partage des richesses, sans l’abondance.
Le premier des gaz à effet de serre, le dioxyde de carbone, est au cœur du cycle du vivant et du cycle de production. Il est pourtant nécessaire d’accepter qu’il s’agit d’une ressource rare et que nous devons protéger pour permettre une croissance durable. Pour léguer une économie soutenable à nos enfants, il nous appartient d’agir vite et sans regrets. Dans cette situation comme dans la mondialisation, l’Europe politique est incontournable pour peser sur les décisions mondiales.