Les fichiers de police : « Quand il y en a un, ça va. C'est quand il y en a beaucoup qu'il y a des problèmes. »
La malheureuse citation ne s’appliquait naturellement pas aux fichiers de police puisque, comme le rappelle l’actuel ministre de l’Intérieur, c’était les auvergnats qui étaient visés. Il faut dire que Brice Hortefeux ne ménage pas ses efforts pour notre sécurité. Une sécurité qu’il qualifie de « premier droit de l’Homme des Français » avec autant de régularité que la diatribe qu’il assène contre une gauche perpétuellement taxée de naïveté droit-de-l’hommiste.
En ce domaine et à l’appui d’une doctrine objectivement sécuritaire, le ministre de l’Intérieur démonte consciencieusement la police de proximité. Figures emblématiques de cette politique, la recrudescence de la collecte des données personnelles et la présentation orientée de statistiques sont désormais les nouvelles armes (de communication) de la sécurité moderne.
Le fichier de police est d’ailleurs vécu comme l’outil essentiel de la lutte contre la criminalité et la délinquance. Pas un mois sans l’annonce d’un nouveau fichier, de la refonte d’anciens ou de l’extension d’un autre. Face immergée d’un discret iceberg, quelques fichiers ont même connu les honneurs des unes journalistiques. C’est ainsi qu’égrenant les noms du calendrier, le Gouvernement a porté en 2008 sur les fonds baptismaux CRISTINA puis EDVIGE, benjamines d’une famille nombreuse : ELOI en 2007, ARIANE en 2002… Dans le rapport parlementaire le plus récent en ce domaine, pas moins de 56 fichiers de police ont été dénombrés dont certains sans fondement légal.
Quelques exemples récents nous éclairent sur une dérive qui se nourrit de l’absence de protestation ou de coup d’arrêt au sommet de l’Etat. Encouragée par une inertie coupable voire une abstention volontairement coupable, la machine administrative s’emballe.
C’est ainsi qu’en 2008, l’ancienne Michèle Alliot-Marie a dû suspendre l’expérimentation du nouveau fichier de la police nationale ARDOISE ; fichier non inscrit à la CNIL et pourtant expérimenté dans près de 700 commissariats de France !
C’est donc un véritable mode opératoire qui se fait jour dans la systématisation du fichage perçu, du côté de la place Beauvau, comme la panacée de la nouvelle action policière.
Tout d’abord, c’est le règne de l’opacité voire de la dissimulation organisée. C’est ainsi que le fichier ELOI relatif aux expulsions administratives d’étrangers a été crée par simple arrêté en lieu et place d’un décret en Conseil d’Etat. Une subtilité juridique exploitée par le Gouvernement pour s’exempter de solliciter l’avis préalable de la CNIL et du Conseil d’Etat. Ce dernier saisi par plusieurs associations eût une réponse à la hauteur de l’affront: l’annulation pure et simple de la mesure de création du fichier. Le Gouvernement crée donc des fichiers mais avec une publicité restreinte et par un contournement soigneux du débat parlementaire… quand ce n’est pas tout bonnement le classement « secret défense » qui est utilisé pour échapper à tout contrôle !
L’utilisation gouvernementale du fichier de police se démarque également par la confusion des genres.
EDVIGE en fut le triste révélateur et son avatar récent EDVIRPS ne l’amende que partiellement sur ce point. Confusion sur les personnes appelées à être inscrites dans le fichier. EDVIGE agglomère ainsi pêle-mêle l’élu local, syndical ou associatif, les personnes travaillant dans les domaines sensibles et la catégorie aussi improbable que fourre-tout des personnes dont l’activité est susceptible de « porter atteinte à la sécurité publique » et celles « entretenant ou ayant entretenu des relations non fortuites avec elles ».
Confusion également quant aux informations collectées. EDVIGE était, par exemple, autorisé à collecter l’orientation sexuelle des individus : le lien avec la sécurité publique est tellement évident qu’il se passe de commentaires !
Enfin, c’est le danger de la systématisation du fichage. A cet égard, l’interconnexion des fichiers est le principal péril pour les libertés publiques. La profusion des fichiers est en soi contestable – y compris même du point de vue de leur efficacité - mais lorsqu’elle s’allie à une interconnexion, elle devient problématique. L’information devient accessible à un nombre croissant d’agents avec progressivement un lien de moins en moins évident entre les informations accessibles et la nature des missions de l’agent autorisé à les consulter.
Ainsi, hors enquête judiciaire, l’agent de police a-t-il sincèrement besoin d’être renseigné sur votre patrimoine immobilier ou bancaire ?
Disons-le tout net, l’utilité même du fichier de police n’est pas en cause. Tenter crédulement d’en interdire l’usage, c’est s’exposer inévitablement à sa résurgence sous des formes clandestines. Reste qu’admettre son usage conduit logiquement à en encadrer l’utilisation. C’est dans cet esprit que le groupe socialiste de l’Assemblée nationale a déposé une proposition de loi en mai 2009. Victime du temps parlementaire, l’initiative a connu peu d’écho médiatique mais constitue la preuve que l’opposition mène aussi un travail de réflexion et de proposition.
Loin d’être un simple effet d’annonce, cette proposition s’articule autour de principes rassembleurs pour une bonne gestion des fichiers de police.
La recherche de la transparence démocratique est mise en avant avec l’impossibilité d’instaurer un fichier en catimini. C’est désormais la loi qui devrait autoriser chaque création ou modification fichier et les éventuelles dérogations aux règles de principe du cadre juridique des fichiers de police seraient également de sa seule compétence. Une revendication portée par la société civile lors de la contestation d’EDVIGE est ainsi satisfaite avec l’assurance d’un débat parlementaire, condition normale dans le domaine des libertés publiques.
En parallèle, un vrai droit à l’exactitude est instauré tant il paraît indispensable, la rectification de données erronées s’imposant dans un secteur où la CNIL elle-même relève près de 25 % d’erreurs contenues dans les fichiers. Le cas typique est celui de la personne placée en gardée à vue sans aucune suite judiciaire dont les données se voient tout de même maintenues dans un fichier de police. Corollaire de ce droit, un droit à l’oubli qui serait facilité par la centralisation de la gestion des fichiers confiée sur le plan national à un magistrat. Cette dernière mesure a le mérite de rappeler que ce droit concerne aussi les victimes qui voient généralement des informations les concernant figurer au détour d’un fichier de police sans qu’elles en aient véritablement conscience.
Cette proposition de loi doit pourtant affronter un discours largement diffusé par une partie de la droite qui sacrifie le droit à la vie privée et les libertés publiques au goût de l’annonce sécuritaire. Certes, le droit à la sécurité est un devoir de l’Etat et nécessite des atteintes limitées aux libertés individuelles mais doit-il encore être concilié avec un droit à la sûreté. La sûreté que les révolutionnaires de 1789 avaient proclamée, conscients que l’Etat, garant de la sécurité des individus, peut devenir, sans les limites raisonnables en vigueur dans un pays démocratique, le premier péril pour ces mêmes individus. Non, la sécurité ne doit pas être le cheval de Troie des libertés car le mirage du risque zéro n’est qu’un alibi pour mieux distiller le venin sécuritaire.
J.R.