Dialogue avec Lionel Jospin (3/4)

Publié le par Section socialiste de Sciences-Po

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Troisième épisode de la rencontre avec Lionel Jospin, du 18 mars. Les questions/réponses portent ici sur le regard qu'il porte sur les 5 ans de gouvernement de Gauche Plurielle.


Q9 : Les 35 heures : quel bilan en tirez-vous ? Que pensez-vous des critiques formulées à leur égard (hôpitaux, compétitivité) ? Que pensez-vous de la politique du gouvernement à cet égard et du slogan « Travailler plus pour gagner plus » ?

 

Il est insensé qu’on ait présenté comme la quintessence du projet qu’on puisse dire cela à des gens. C’est quand même un minimum si l’on travaille plus que l’on gagne plus (applaudissements).  La victoire s’est peut-être faite sur cette formulation !

Les 35 heures, c’était « Travailler moins pour gagner autant ». En pouvoir d’achat relatif, passer aux 35 h représente un gain de 4h.

Aujourd’hui, les directives que donne le gouvernement à tous les chefs d’entreprise par tous les réseaux possibles sont les suivantes : surtout, n’utilisez pas trop les facilités qu’on a accordées pour les heures supplémentaires, cela risquerait d’augmenter le chômage…
Pour en revenir aux 35 heures, il y a eu débat, c’était dans le programme. Il s’agit d’un raisonnement d’abord économique, en terme d’emploi : le but n’était pas d’accorder des loisirs. « On ne pourra pas lutter contre le chômage uniquement par la croissance (Chirac dissout parce qu’il pense que la conjoncture va se retourner et qu’il vaut mieux gagner avant) ». Nous nous voyons avec Alain Juppé à Matignon, au moment de la passation de pouvoir : il me remet une note de conjoncture et m’explique que je dois mener une politique d’austérité. « Monsieur le Premier Ministre, je suis heureux de vous dire au revoir. Merci de m’avoir donné ces éléments » ; je n’ai pas du tout appliqué cette politique.
La politique économique, grâce en partie à DSK, après un partiel retournement mais par ses mérites propres, a permis de faire repartir la croissance. Mais ce n’était pas suffisant : d’où les emplois jeunes et les 35 heures. L’idée était de partager une partie du travail : priorité était donnée à la sortie du chômage par rapport à l’augmentation du salaire pour les employés. En 5 ans, 2 millions d’emplois sont crées (le record de l’histoire économique française), 900.000 demandeurs de moins : c’est une réussite sur le terrain de l’emploi. Entre 97 et 2002, le rapport entre revenu du capital et revenu du travail se résorbe légèrement (c’est la seule fois). Il y a des excédents commerciaux ; on est sous les 3% ; la Sécurité Sociale est équilibrée. Donc : réussite pour l’emploi, pas de résultats négatifs sur l’économie. Le seul domaine où j’exprime des regrets est l’hôpital. Les syndicats voulaient que ça s’applique ; il était impossible de former le personnel suffisamment vite : j’admets donc des conséquences en terme de désorganisation. Il aurait fallu résister aux pressions.

Je suis donc prêt à défendre les 35 h : d’ailleurs les analyses « neutres » sont plus proches de ma position que de celle de la droite.

 

Q10 : Europe : vous avez été acteur dans la signature du traité de Nice ? Quel bilan pour ce traité, puis le traité de Lisbonne ? Quelle vision pour l’Europe de demain ? N’est-ce pas inquiétant de vouloir mettre un pays en dehors de l’Eurozone ?

 

En application du traité de Maastricht ratifié par référendum, on passe à l’euro : je me bats auprès de Schröder, Juncker, et les autres…  pour ne pas faire un Euro restreint entre pays supposés avoir une monnaie forte. Le terme de « pays du club Med » était déjà utilisé pour exclure l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Italie. Je ne voulais pas d’un Euro surévalué, et désirais une masse critique et éviter les politiques monétaristes et trop orthodoxes. J’ai été convaincant, c’est ce qui s’est fait. Je n’approuve donc en rien les déclarations d’Angela Merkel : ce n’est pas la bonne approche. Pour autant, dans l’Euro, on ne peut ajuster par la monnaie. L’Euro a protégé l’Europe de la dérive financière qu’aurait entrainé la situation avec des monnaies nationales (dévaluations en cascade…), ça ne doit pas répandre l’idée qu’on ne doit pas procéder à des ajustements, que l’on ne doit pas mettre en ordre ses comptes, son déficit public, son commerce extérieur… La Grèce doit nécessairement revenir à une certaine rigueur de ses comptes, à un rythme qui dépend de son gouvernement même si l’Europe a son mot à dire. Cette « rigueur » n’a pas besoin d’être rapide, mais elle doit être sérieuse, ce n’était clairement pas le cas. Mais que l’Europe ne soit pas capable de manifester sa solidarité, et que l’idée de laisser tomber un pays apparaisse, constituent une formidable régression de l’idéal européen. Ce d’autant plus si l’on ne mène pas une politique technologique, de recherche, si l’on ne se fixe pas des objectifs d’emploi, de croissance après un débat institutionnel éreintant, si l’on n’engage pas de débat après la crise financière alors que les vraies questions n’ont été que peu traitées par le G20. Comment engager une discussion avec les Chinois si l’on ne pose pas la question du dollar ? Depuis 1971, les Américains n’ont plus aucune obligation concernant leur monnaie : ils s’autorisent des politiques économiques justifiées par l’endettement, justifié par l’austérité des salaires, d‘où la crise des subprimes, qui est la pointe avancée d’une crise nourrie par le système financier international. Les transactions sur le marché financier, les couvertures à termes, nécessaires à l’évaluation des taux de change, ont permis aux spéculateurs de s’engouffrer. Les transactions sur ce marché représentent 10 fois le PIB mondial ; celles sur les produits dérivés représentent 30 fois le PIB mondial : au cœur de cette hypertrophie du système financier, l’endettement américain. Voilà les dossiers sur lesquels l’Europe devrait être active, mais aussi les paradis fiscaux (ils pourraient disparaître si les pays qui les accueillent le voulaient vraiment).  Voilà des questions plus importantes qu’une éventuelle expulsion de la Grèce.

J’ai rencontré Nicolas Sarkozy avant Pittsburgh : je lui ai dit « ne désignez pas de personnalités faibles pour les grands postes européens », c’est exactement ce qui a été fait.  Mitterrand et Kohl, qui avaient un fort caractère ont travaillé avec Jacques Delors : « puisque vous êtes si fort, faites de même ». Tant que l’Europe ne s’occupera que du marché d’EDF, il y aura un fossé avec les peuples.

 

Q11 : Comment mobiliser le peuple de gauche en disant « mon programme n’est pas socialiste », « l’Etat ne peut pas tout » ? En 2002, 30% des ouvriers ont voté le Pen !

 

Il y a un écart chronologique très important entre les deux phrases : le début avec l’affaire Michelin (qui finira plutôt bien), la deuxième pendant la campagne.

« L’Etat ne peut pas tout » est une idée de bon sens, si on n’est pas partisan d’un pays totalitaire. La phrase « L’Etat peut tout » n’évoque que des pays despotiques. Ce n’est pas « l’Etat ne peut rien ». D’ailleurs, ma politique était volontariste.

La deuxième phrase est moins bien venue, à la fois par le moment et par l’ambigüité. Cette phrase était maladroite et n’a pas débouché sur le 30% chez les ouvriers. Pour moi cela voulait dire : on ne va pas appliquer le socialisme des Républiques socialistes, et que mon projet était plus que le projet des socialistes. Je reconnais que c’était une phrase malheureuse. Pour autant,  la gauche a gouverné pendant cinq ans sans le moindre scandale, en créant des emplois, en faisant reculer le chômage, en créant la CMU, en créant l’APA (première mesure vers la dépendance des personnes âgées), en ne prenant aucune mesure contre les ouvriers et les salariés, en faisant progresser, peut-être pas assez, le pouvoir d’achat ; en donnant aux services publics les moyens dont ils avaient besoin (recherche, enseignement)… Une partie des électeurs socialistes se sont saisis de cette formule, en oubliant la réalité de la politique conduite, pour ne pas voter au premier tour pour Jospin, et finalement ont voté pour Chirac à 80%. Cette gauche diminue significativement ses chances de gagner : j’invite les gens de gauche à ne pas s’arrêter aux phrases, aux polémiques, mais de s’intéresser aux faits, à la réalité des politiques conduites. Le défaut de la droite c’est son cynisme. Le défaut de la gauche c’est son angélisme. Il faut donc du réalisme, sans renoncer aux ambitions : je pense qu’elle doit être plus ambitieuse aujourd’hui qu’elle ne l’a été par le passé.

 

(intermède humoristique)

Une étudiante déclare son amour à Lionel Jospin (« désolé, vous n’aimez pas l’amateurisme »). Sa réponse : en terme d’amour, je n’aime pas les professionnelles

 

Q12 : Quelles sont les raisons qui vous ont amené à permettre des privatisations ?

 

Elles ont été décidées par un gouvernement précédent, soutenues par l’UE, il fallait le faire ou rembourser 100 milliards de francs et perdre tout crédit. D’ailleurs il n’y a pas eu de privatisation mais des ouvertures de capital pour les trois entreprises. C’était pour des impératifs de politique industrielle : Air France avait besoin de passer un accord stratégique avec une compagnie américaine, l’essentiel du trafic se faisant sur l’Atlantique. Cela était impossible en restant nationalisé, pour des raisons idéologiques peut-être, mais surtout parce que les propriétaires avaient besoin de connaître la valeur des actions. Il n’a eu que des raisons de s’en féliciter.  Si le capital a ensuite été plus privatisé, c’est le fait des gouvernements de droite et je n’aurais pas fait pareil. Pour EADS : les allemands méditaient de faire une alliance avec BAE (anglais), écartant les Français de postes stratégiques. Or les partenaires allemands étaient privés. Le groupes s’est plutôt bien développé, les difficultés sont plus des oppositions de managers. Pour France Telecom, cela a été fait après un référendum du personnel : la majorité est restée publique jusqu’en 2002. Problème néanmoins : il y a eu des erreurs de gestion.

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D
<br /> Bonjour Mr Jospin<br /> Je suis content de pouvoir m'exprimer ici car je suis un vieil electeur de gauche un peu perdu avec toutes ces evenements qui bousculent la vie politique ces temps ci<br /> j' ai toujours vote pour le PS et suivi votre orientation de 2002 qui me demandait de voter UMP pour sauver la France d'un grave peril...le FN<br /> Je vous remercie d'avoir eu ce courage en 2002 et remercie aussi l'UMP d'avoir sauvé la France.<br /> J'avoue ne plus comprendre les orientations actuelles du PS: délation,attaques personnelles,lynchage politique et médiatique des porteurs de la modernité et des sauveurs de la France.<br /> J'ai le sentiment que le PS ne cherche plus à orienter les<br /> socialistes vers l'UMP mais cherche plutot a les tranferer du socialisme au national socialisme et ceci m'attriste<br /> Pouvez vous jouer de votre influence auprés de Martine Aubry pour qu'elle inféchisse ses positions. Je sais que la tache est difficile pour elle: le parti est à l'agonie car il ne voit plus<br /> l'aveneir.Pouvez vous lui demander de faire en sorte que ce parti meurt vite mais surtout dans la dignité.<br /> Je vous en remercie par avance<br /> <br /> <br />
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T
<br /> Il ne répond pas vraiment sur la compétitivité concernant les 35h...<br /> <br /> <br />
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