Vu(e) d'ailleurs [11] : Mort idéologique du Labour ?
Le tour du monde du PS Sciences Po continue. Après des articles sur la Chine, le Tibet, les Etats-Unis, le Canada, l'Egypte, l'Italie et l'Espagne, voici une nouvelle analyse, sur le labour en Grande-Bretagne, de Maël Simon, notre "correspondant" en Angleterre cette année.
On a coutume de dire qu'un parti au pouvoir gagne difficilement des élections locales. De bonnes (et jouissives ?) illustrations de ce pseudo adage restent les déboires de l'UMP aux dernières élections municipales et surtout aux régionales de 2004. On ne peut évidemment pas généraliser et affirmer qu'il existe des lois « universelles » de la politique mais on peut céder à cette illusion en affirmant que le Labour Party a lui aussi fait les frais de cette malédiction. Jamais depuis plus de 40 ans, une défaite aux élections locales n'avait été aussi rude, aussi lourde et surtout aussi symbolique pour le parti travailliste. Neuf conseils municipaux, 331 sièges municipaux, et la capitale londonienne tombés dans l'escarcelle conservatrice en mai dernier... Autant d'échecs qui portent un coup à l'actuel locataire du 10 downing street, Gordon Brown. En termes de voix récoltées, le Labour party recueille à peine 24%, derrière les libéraux (25%) et les conservateurs (44%). Et le sort s'acharne. L'élection partielle dans la circonscription de Crewe, bastion de Gwyneth Dunwoody, figure mythique du Labour, a vu dernièrement la victoire du conservateur Edward Simpson.
Gordon, veuillez tendre l'autre joue, s'il vous plaît ?
Cependant, réduire les raisons de cette défaite à l'usure du pouvoir serait une erreur (manifeste) d'appréciation. L'échec local des travaillistes est un processus de long terme que les plus cyniques dateraient de la naissance du New Labour de Tony Blair en 1995. A l'aune d'un débat de fond dans notre vieille maison, parler du New Labour peut être perçu comme une provocation. Souvenons-nous de la présence de Mr Blair en janvier dernier lors du conseil national de l'UMP.
Bien que les traditions socialistes diffèrent que l'on soit d'une rive ou de l'autre de la Manche, certains points communs demeurent. En effet, comment ne pas esquisser un parallèle entre la situation actuelle de notre parti et celle du Labour avant sa prise de pouvoir en 1997. Les choix idéologiques qui ont été faits après l'élection de Tony Blair à la tête du parti en 1995 ne manquent pas de rappeler des évènements récents au sein de (notre) Parti Socialiste. Une approche comparatiste peut donc s'avérer intéressante dans la mesure où elle ne s'affranchit pas des réalités, bien différentes du socialisme français et du travaillisme anglais.
En 1997, le Labour Party revenait de loin. Expulsé du pouvoir par une Margaret Thatcher bien décidée à en finir avec le socialisme anglais. Les dirigeants du Labour ont eu un long chemin à parcourir pour donner une nouvelle légitimité à un parti dans lequel plus personne ne se reconnaissait, notamment en raison de l'incompréhension suscitée par la politique d'austérité d'un Wilson ou d'un Callaghan, tous deux locataires travaillistes du 10 downing street dans les années 70. L'année 1983 reste une blessure dans l'histoire du Labour Party. Le parti subit sa plus lourde défaite depuis les années 30 à une élection générale, à peine 26,7% des voix, loin derrière les conservateurs. On peut réfléchir aux raisons de cet échec, un programme sans saveur, fruit de trop de compromis entre les différents courants, absence d'un meneur charismatique, manque de communication... L'important est ailleurs. Cet électrochoc électoral ouvrit la voie à une refondation
A la suite à la catastrophe électorale de 1983, le parti porte à sa tête Neil Kinnock et Roy Hattersley, le premier représentant la gauche modérée, le second l'aile droite du parti. Le but de la manoeuvre est de marginaliser la frange « Hard left » symbolisée alors par le très charismatique Tony Benn. Le choix des hommes préfigure les changements idéologiques du Labour. Sous leurs impulsions, le parti travailliste abandonne ses velléités d'interventionnisme économique pour une acceptation claire de la loi du marché. On ne parle plus de nationalisation mais d'une « politique d'orientation du marché ». Sacrifice suprême : la lutte contre le chômage n'est plus une priorité, l'heure est à la lutte contre l'inflation. Cruelle désillusion pour la base ouvrière du Parti. Tony Benn a beau crier à la « thatchérisation du Labour », le processus semble irréversible. L'organisation même du parti en est chamboulée. On privilégie le vote individuel au vote collectif jusqu'alors de mise, ce qui contribue indirectement à la centralisation du pouvoir décisionnel. Les critiques comparent alors le Labour à un « catch-all party » sans aucune cohérence programmatique. D'autres diront qu'il s'est simplement adapté à une démocratie marchande où le citoyen n'est qu'un consommateur de « produits politiques ». A chacun sa version.
Tony Blair, propulsé chef de parti après la mort inattendue de John Smith en 1995, prend acte de ce processus de changement. S'il n'en fut pas le premier initiateur, il porta le coup de grâce en faisant réécrire la fameuse clause IV de la déclaration de principes. Le labour renonce définitivement à la nationalisation comme fondement de sa politique et promeut une « économie dynamique » où « la rigueur de la concurrence se joint aux forces du partenariat et de la coopération ». La victoire est d'abord personnelle pour Tony Blair mais aussi psychologique. Pour la première fois, le parti s'affirme sans détour, sans hypocrisie comme un parti dont l'ambition n'est plus de rompre avec le marché mais bien de l'utiliser comme un instrument d'intérêt général. L'accent est mis sur la croissance économique et la consommation de masse, la redistribution des richesses passant alors au second plan. Les nouveaux gouvernants se montrent prudents sur la fiscalité pour améliorer leur crédibilité auprès des possédants. Mais c'est bien la rhétorique qui symbolise cette évolution. On parle de justice sociale mais aussi de responsabilité, de valeur travail. Au lieu de mener la bataille sur tous les fronts, le gouvernement préfère se focaliser sur la lutte contre l'exclusion des populations « hors système » au détriment des inégalités au sein même de la société. Les écarts se creusent entre les favorisés et les défavorisés. Le tissu social s'effiloche... sans parler sur le plan international de la difficulté de Blair à formuler une politique étrangère « éthique » affranchie de la tutelle américaine (conflit en Irak).
Gordon Brown est l'héritier de Blair malgré leurs querelles de personnes. Ils ont transformé le Labour ensemble. De défaites en défaites, le crédit du parti travailliste se perd dans son incapacité à se recréer. Car c'est bien de cela dont il s'agit. Un programme politique doit-il seulement colmater les fuites ? Réparer ce qui est réparable ? Pour faire simple, doit-il seulement s'adapter aux structures qu'ils trouvent à son arrivée, ou bien recréer de nouvelles structures. Blair et Brown ont pris acte du système Thatcher. Ils ont présenté une version épurée et compatible du travaillisme à ce système précis au prix de l'abandon des fondamentaux. La grogne électorale ne leur donne pas raison et fustige une politique sans repères, presque brouillée idéologiquement. Il est encore une fois impossible de prédire l'avenir, et on a vu par le passé d'autres gouvernements remporter des élections générales après pareilles déroutes locales. Cependant ce qui fait la force du progressisme, c'est bien sa capacité à se remettre en question, à vouloir générer de nouvelles alternatives, mais sûrement pas à s'adapter, voire à se conformer à son rival, le conservatisme.
Maël Simon